La chefferie traditionnelle au Cameroun : entre héritage ancestral et renouveau politique

Au Cameroun, la chefferie traditionnelle constitue l'un des piliers les plus anciens de l'organisation sociale. Présente dans toutes les régions du pays, elle incarne à la fois l'autorité coutumière, la mémoire historique et le lien spirituel entre les vivants et les ancêtres. Pourtant, dans un contexte de modernisation accélérée, de décentralisation administrative et de recomposition des identités locales, la chefferie traditionnelle semble en quête de repères. Cet article propose une analyse de son rôle actuel, tout en esquissant une vision renouvelée de sa fonction politique et culturelle.
Une institution plurielle et enracinée
La chefferie traditionnelle au Cameroun ne se présente pas sous une forme unique. Elle varie selon les régions, les peuples et les systèmes de croyance. Dans les Grassfields, on parle de Fo ou de Mfon ; dans le Grand Nord, de Lamido ou de Sultan ; dans les zones côtières et forestières, de chefs de village ou de lignage. Ces figures d'autorité sont investies par des rites ancestraux, souvent transmis par hérédité, et leur légitimité repose sur la reconnaissance communautaire.
Historiquement, les chefferies ont été des micro-États, dotés de systèmes de gouvernance, de justice et de fiscalité. Elles ont résisté à la colonisation, parfois en pactisant avec les pouvoirs coloniaux, parfois en s'y opposant. Aujourd'hui, elles sont intégrées dans l'appareil administratif de l'État, reconnues par le décret de 1977 et la Constitution de 1996, qui leur confèrent un rôle consultatif dans les conseils régionaux.
Un rôle politique en mutation
Le rôle politique des chefferies traditionnelles s'est considérablement transformé. Jadis souveraines, elles sont désormais subordonnées à l'administration territoriale. Le chef traditionnel est souvent perçu comme un relais du pouvoir central, chargé de maintenir l'ordre, de gérer les conflits fonciers et de mobiliser les populations lors des campagnes électorales. Cette « fonctionnarisation » de la chefferie a contribué à affaiblir son autorité morale et à brouiller sa mission originelle.
Pourtant, dans certaines régions, les chefs traditionnels conservent une influence politique réelle. Ils sont sollicités pour arbitrer les tensions communautaires, accompagner les projets de développement local ou représenter leur peuple dans les instances de concertation. Leur parole reste écoutée, surtout dans les zones rurales où l'État est peu présent.

Vers une redéfinition du rôle politique
Au-delà de la gestion des conflits fonciers et de la médiation sociale, la chefferie traditionnelle pourrait jouer un rôle politique plus structurant. Elle pourrait devenir un acteur de la gouvernance culturelle et territoriale, en valorisant les identités locales, en documentant les savoirs endogènes et en participant à la planification du développement.
Cela suppose une reconnaissance institutionnelle plus forte, mais aussi une revalorisation de ses fonctions symboliques. Le chef ne serait plus seulement un médiateur, mais un ambassadeur du patrimoine, un gardien de la mémoire collective, un promoteur de la culture du terroir. Il pourrait siéger dans des instances culturelles, participer à l'élaboration des politiques éducatives et impulser des dynamiques artistiques locales.
La chefferie comme vitrine culturelle
Chaque chefferie est dépositaire d'un patrimoine matériel et immatériel unique : architecture, objets rituels, récits fondateurs, danses, musiques, langues, rites initiatiques. Pourtant, ce patrimoine est souvent méconnu, mal conservé ou menacé par l'urbanisation et la mondialisation.
Il est urgent que les chefferies deviennent des lieux de mémoire vivante, accessibles aux jeunes, aux chercheurs, aux touristes. Cela passe par la création de musées communautaires, d'archives locales, de galeries d'art traditionnel, où les reliques, les images et les manuscrits seront exposés, commentés et valorisés.
Des écoles d'art et de musique du terroir
La transmission des savoirs culturels ne peut se faire sans une pédagogie adaptée. Les chefferies pourraient initier la création d'écoles d'art liées à la culture du terroir, où l'on enseignerait la sculpture, la vannerie, la poterie, le tissage, selon les techniques ancestrales. Ces écoles seraient des incubateurs de talents, mais aussi des espaces de réappropriation identitaire.
De même, des écoles de chant et d'apprentissage des instruments de musique traditionnelle pourraient voir le jour, sous l'égide des chefferies. Le balafon, le tam-tam, la sanza, le mvet, le ngombi, ne sont pas seulement des instruments : ce sont des vecteurs de mémoire, des outils de narration, des symboles de résistance culturelle.
Chefferies urbaines : un rôle à réinventer
Dans les villes, les chefferies traditionnelles sont souvent marginalisées, réduites à des fonctions protocolaires ou folkloriques. Pourtant, elles peuvent jouer un rôle essentiel dans la médiation interculturelle, la cohésion sociale et la valorisation des diasporas internes.
Une chefferie urbaine peut devenir un centre culturel communautaire, un lieu de dialogue interethnique, un espace de formation artistique. Elle peut organiser des festivals, des expositions, des ateliers, en lien avec les réalités urbaines et les aspirations des jeunes.
Patrimoine et développement local
La valorisation du patrimoine culturel par les chefferies peut avoir un impact direct sur le développement local. Elle peut stimuler le tourisme, créer des emplois, renforcer l'attractivité des territoires. Elle peut également favoriser l'émergence d'une économie créative, fondée sur les savoirs traditionnels et les innovations culturelles.
Pour cela, il faut que les chefferies soient intégrées dans les politiques de décentralisation, qu'elles bénéficient de financements publics et privés, qu'elles soient accompagnées par des experts en patrimoine, en muséologie, en pédagogie artistique.
Documenter, transmettre, inspirer
La chefferie traditionnelle doit devenir un centre de documentation locale, où l'histoire du village, les généalogies, les récits mythiques, les chants rituels, les proverbes, les contes soient collectés, numérisés, publiés. Cette documentation peut servir à l'éducation, à la recherche, à la création artistique.
Elle peut aussi inspirer les jeunes générations, en leur offrant des repères, des modèles, des récits fondateurs. Dans un monde mondialisé, la connaissance de ses racines est un levier d'émancipation et de créativité.
Pour que la chefferie traditionnelle joue pleinement son rôle politique et culturel, plusieurs réformes sont nécessaires :
• Reconnaissance légale élargie de ses fonctions culturelles et éducatives.
• Financement dédié aux projets patrimoniaux portés par les chefferies.
• Formation des chefs traditionnels en gestion culturelle, médiation, documentation.
• Création de réseaux de chefferies culturelles, pour mutualiser les expériences et les ressources.
• Intégration des chefferies dans les politiques de décentralisation culturelle, avec des partenariats publics-privés.
La chefferie traditionnelle au Cameroun ne doit pas être cantonnée à un rôle de gardien des coutumes ou de médiateur foncier. Elle peut devenir un acteur central de la gouvernance culturelle, un moteur de développement local, un vecteur de transmission et d'innovation. Qu'elle soit en ville ou au village, elle doit incarner la mémoire, la créativité et la dignité des peuples. Redonner à la chefferie sa place dans le récit national, c'est réconcilier tradition et modernité, enracinement et ouverture.
Gontran Eloundou
Analyste politique
+237 673 933 132
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